7 Mai 2020
« J’aime les personnages qui ont des problèmes d’identité, grands ou petits, ceux qui ne sont pas tout à fait à leur place ; j’aime bien travailler sur les problèmes que ça leur pose ». C’est en ces termes que la romancière et dramaturge Alice Zeniter exprimait ses goûts d’écrivain dans un entretien au Monde en 2015. Deux ans plus tard, elle publie un récit dans lequel elle explore les problèmes d’identité des descendants de harkis, ces Algériens obligés de quitter leur pays à cause de leur proximité avec les Français durant la guerre d’indépendance (1954-1962). Dans L’Art de perdre, roman à paraître le 16 août et que j’ai eu la chance de recevoir en avant-première, elle raconte l’histoire sur trois générations d’une famille algérienne prise dans les tourments de la guerre d’Algérie.
Tout commence avec le grand-père Ali, un paysan kabyle qui s’est enrichi en découvrant un pressoir à olives dans les années trente. Devenu patriarche et chef de son village, il mène une vie confortable au milieu de sa famille et de ses champs. Sa vie bascule avec la guerre d’Algérie : accusé de collaboration avec l’ennemi français par les indépendantistes, il est contraint de quitter précipitamment son pays avec femme et enfants, au milieu de la confusion et de la colère de l’été 1962. Ballottés de camp en camp dans le sud de la France, ils atterrissent dans une cité ouvrière en Normandie. Déchu et déraciné, Ali finit sa vie comme ouvrier dans la France industrielle des Trente glorieuses, élevant tant bien que mal ses dix enfants dans un appartement HLM exigu.
La deuxième partie est racontée du point de vue de son fils aîné Hamid. Ayant vécu les dix premières années de sa vie en Algérie, il en garde quelques souvenirs, mais c’est dans la France de Pompidou et Giscard qu’il va construire son identité grâce à l’école républicaine. En opposition à son père, il rejette ses racines algériennes, et finit par quitter le foyer familial pour vivre sa vie loin de l’Algérie et de son histoire agitée.
La dernière partie, qui est aussi à mon sens la plus intéressante, est racontée du point de vue de Naïma, la fille de Hamid. Née à la fin des années quatre-vingts, elle n’a jamais connu l’Algérie et mène à Paris en 2015 la vie d’une jeune femme intellectuelle et indépendante. Employée dans une galerie d’art de la rive gauche, elle se voit chargée d’une rétrospective consacrée à un peintre algérien. Dans un voyage initiatique qui est aussi un retour aux sources, elle part à la découverte de l’Algérie et renoue avec les membres de sa famille restés au pays après l’indépendence.
J’ai beaucoup aimé le livre d’Alice Zeniter, pour deux raisons. La première est qu’il raconte l’Histoire à travers le récit intime et personnel d’une famille. J’ai déjà eu l’occasion de l’écrire sur ce blog : ce n’est pas dans les livres d’Histoire que j’ai découvert le Second Empire, mais en lisant la saga des Rougon-Macquart sous la plume de Zola. La fiction en général, et le roman familial en particulier, constituent un moyen puissant et évocateur pour donner un sens aux événements historiques, bien plus que les manuels et ouvrages écrits par des historiens. Ici, c’est le drame de la guerre d’Algérie et de ses rapatriés qui défile sous nos yeux. Il est courant d’entendre des mots comme “blessures encore vives”, “déchirement” et “douloureux” à propos de cette période. Mais qu’est-ce que cela signifie réellement ? En quoi la guerre d’Algérie est-elle un épisode douloureux de l’Histoire de France ? Malgré ses conventions et son caractère artificiel, la fiction littéraire est sans doute le meilleur moyen de donner un sens à ces expressions. Dans un roman comme L’Art de perdre, elle ne se contente pas de raconter cette période sombre. Elle nous la fait sentir sur un plan émotionnel à travers les destins individuels d’Ali ou de Hamid, dont nous partageons l’horreur, la colère ou la tristesse au fil des pages.
La deuxième raison tient au point de départ de ce roman : réflexion sur le thème de l’identité, l’Art de perdre tire son titre d’une villanelle* éponyme d’Elizabeth Bishop, dans laquelle la poétesse américaine nous apprend à vivre avec le deuil. Dans le roman, la perte de l’Algérie est ressentie de manière différente selon les générations : Ali a vécu le déracinement dans le silence et l’hébétude, sans comprendre ce qui lui arrivait ; Hamid sur le mode de la révolte, rejetant un pays qu’il n’a jamais véritablement connu ; Naïma, elle, est dans la réconciliation et l’apaisement. En renouant avec ce pays fantasmé et lointain, elle accepte les contradictions de sa double identité, celle d’une jeune femme aux origines algériennes, mais dont la vie appartient désormais à la France.
Alice Zeniter [1986...], par l'équipe Ecrivains africains d'expression française. Des voix venues d'Ailleurs