par Jocelyn Bouquillard
Hokusai
Hokusai est né en 1760 dans un faubourg campagnard d’Edo, sur la rive orientale du fleuve Sumida : il gardera dans ses patronymes le nom de cette zone rurale : Katsushika. On ne sait rien de ses parents véritables. Adopté à l’âge de trois ans par un artisan d’art, fabricant de miroirs à la cour du shogun, il développe des aptitudes précoces pour le dessin. Commis chez un libraire, il étudie les images des livres illustrés. À l’adolescence, il fait son apprentissage chez un xylographe, où il travaille de 1773 à 1778, s’entraînant à graver lui-même les planches de bois. Tout au long de sa vie, mouvementée et difficile, il déménage constamment et change perpétuellement de nom et de signature, selon les étapes de son travail et l’évolution de son style.
• de 1779 à 1794, Katsukawa Shunrô (« Splendeur du Printemps »). À l’âge de dix-huit ans, il entre dans l’atelier de Katsukawa Shunshô (1726-1793), éminent portraitiste d’acteurs de théâtre kabuki. Durant sa période de formation, il réalise des portraits de courtisanes, d’acteurs, des estampes commerciales à bon marché et illustre de nombreux romans populaires (kibyoshi) ;
• 1795-1798, Sôri II (nom pris à la mort de l’un de ses maîtres, Tawaraya Sôri). Il abandonne l’école Katsukawa et invente un style personnel, empreint de lyrisme, tout en subissant des influences chinoises et occidentales. Fréquentant une élite culturelle, il édite des calendriers (egoyomi) et des surimono, estampes hors commerce, à diffusion privée, émises souvent à l’occasion du Nouvel An, accompagnées pour la plupart de courts poèmes (kyôka) et distribuées entre amis ;
• 1799-1810 : Hokusai (« Atelier du Nord »). Il s’affirme en tant qu’artiste indépendant et réputé, suscitant élèves et imitateurs. Il opte pour le nom qui l’a rendu célèbre, en hommage à la divinité bouddhique Myôken, incarnation de l’étoile du Nord, à laquelle il voue un culte particulier. Parallèlement à sa production de surimono, d’estampes polychromes et de peintures, il illustre un grand nombre de yomihon, romans-fleuves inspirés de légendes chinoises ;
• 1811-1819 : Taitô (nom également lié au culte des astres, se référant à la Petite Ourse). Il privilégie les livres d’images, manuels didactiques et cahiers de modèles, et publie les dix premiers volumes de la Manga, encyclopédie imagée du Japon en quinze volumes, contenant d’innombrables croquis, fournissant aux artistes un répertoire iconographique de modèles sur tous les sujets ;
• 1820-1835 : Litsu (« Âgé à nouveau d’un an », première année du nouveau cycle astrologique de 60 ans). Les années 1830 marquent l’apogée de sa carrière. Il déploie une activité débordante, maîtrise parfaitement l’art du paysage, révélant la beauté majestueuse de la nature. Ses séries d’estampes les plus connues datent de cette époque : les Trente-six vues du mont Fuji, les Vues des ponts célèbres, les Cascades de différentes provinces, ainsi que des suites consacrées aux fleurs et aux oiseaux, et d’autres sur des thèmes fantastiques comme les fantômes ;
• 1834-1849 : Manji (« Dix mille ans »). Il publie à cette époque les Cent vues du mont Fuji (1834-1840), soigneusement imprimées en trois volumes dans de délicates teintes de gris, et deux séries célèbres illustrant des anthologies de poésie classique : Le Vrai Miroir des poètes et des Poèmes chinois et japonais et les Cent poèmes expliqués par la nourrice. En 1839, un incendie détruit sa maison avec tout son matériel, ses croquis et dessins. Dans les années 1840, comme beaucoup d’artistes ukiyo-e en fin de carrière, il se désintéresse de l’estampe et s’adonne surtout à la peinture. Il dessine une multitude de lions pour conjurer le mauvais sort. Il meurt en 1849, laissant en guise d’adieu ce poème témoignant de son goût pour la nature : « Même fantôme / J’irai marcher gaiement / L’été dans les landes. »
En même temps, Hokusai, par une subtile alchimie du trait et de la couleur, où domine le bleu de Prusse, récemment introduit au Japon, rend sensibles les quatre éléments et plus particulièrement l’eau pour créer un espace complexe à la composition particulièrement soignée. Qu’il figure la montagne de près comme de loin, à l’aube ou au crépuscule, sous la neige ou l’orage, environnée de brumes ou dans un ciel limpide, il fait preuve d’une habileté révolutionnaire pour intégrer à son savoir faire oriental les techniques de la perspective occidentale et construire une illusion spatiale, une profondeur de champ, inconnues jusqu’alors.
Risquée pour l’éditeur, Nishimuraya Eijudô, la publication de cette imposante suite d’images avant-gardiste, luxueusement imprimée en largeur et en grand format, remporte un immense succès, si bien que dix planches supplémentaires sont venues s’ajouter aux trente-six estampes initialement prévues. Cette série vient justement couronner l’œuvre que le maître a consacré à glorifier la nature. À travers le choix d’un sujet unique – le Fuji – symbole d’immuabilité, chargé d’une histoire prestigieuse, se lit la capacité de l’artiste à saisir le reflet fugace de la vie et du mouvement pour fixer de la plus belle manière un instant d’éternité.
L’insertion de nappes de brouillard et l’absence de ligne d’horizon sont caractéristiques de la manière japonaise pour rendre la perspective et la profondeur. Dans d’autres vues, Hokusai utilise avec habileté les techniques européennes pour rendre l’illusion spatiale et n'hésite pas à introduire les principes de la perspective linéaire occidentale.
Le maître attache une importance primordiale à la composition géométrique de ses estampes. Beaucoup de paysages sont marqués par de violents contrastes entre le premier plan et l’arrière-plan, le statique et le dynamique. Kajikazawa dans la province de Kai, véritable chef d’œuvre, témoigne même d’un emprunt aux maîtres chinois : une zone pleine, au premier plan, avec les flots, le rocher et l’activité humaine, formant un contraste avec une zone vide (le ciel et la montagne). La composition, qui repose sur deux triangles imbriqués l’un dans l’autre, celui du Fuji et celui que forment le promontoire rocheux, le pêcheur et ses lignes, est caractéristique de l’art de Hokusai.
Une autre caractéristiques est l’attention particulière qu’il porte à la vie des gens du peuple, artisans et paysans, qu’il aime à représenter dans leurs occupations quotidiennes, en symbiose avec la nature. Soit l’homme est en proie avec une nature toute-puissante, grandiose et menaçante, comme nous pouvons l’observer dans Kajikazawa dans la province de Kai, soit il communie avec elle, dans une harmonie tranquille et sereine comme dans Le mont Fuji vu à travers les pins de Hodogaya sur la route du Tôkaidô.


Dans certaines estampes de la série, Hokusai fixe un moment éphémère, soit un phénomène naturel très bref comme l'éclair dans L’Orage sous le sommet de la montagne, soit une action humaine comme dans Ushibori dans la province de Hitachi où la scène est d’une quiétude parfaite ; un seul bruit et un seul mouvement, celui de l’homme qui verse dans le marais l’eau qui a dû servir à la cuisson du riz, provoque l’envol de deux hérons. Cette représentation d’un instantané, d’une impression éphémère est caractéristique de l’ukiyo-e, « images d’un monde éphémère et flottant ».
La grande Vague, qui ouvre la série, donne même une vision littérale de ce terme et en constitue une métaphore : Hokusai saisit l’instant même où la vague gigantesque, écumante, menace de déferler sur les embarcations et d’engloutir les vulnérables pêcheurs, dont l’existence éphémère est soumise au bon vouloir de la nature.
Les 36 vues du mont fuji en estampes: